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Par Florence Rosier
Bâtir des villes durables en s’inspirant du vivant : c’est le pari d’un petit cercle d’architectes et d’urbanistes à travers le monde. L’université de Stuttgart, en Allemagne, est à la pointe du domaine.
Un ciel d’automne, des nuages qui filent, un vent félon. Et l’eau, partout aux alentours, qui reflète ce ciel mouvant. Un pâle soleil filtre par éclairs. Dans ce clair-obscur, deux étranges pavillons se détachent. L’un d’eux, tout en bois, dessine une vague déliée d’une rare élégance. Approchons-nous. Ce pavillon – un savant mariage de trois arches – est une curiosité : c’est un emblème d’architecture inspirée du vivant. Son modèle ? Un animal marin. Plus exactement, le squelette d’un oursin plat – nous verrons comment.
Nous sommes en Allemagne, au cœur d’une ville moyenne, Heilbronn (Bade-Wurtemberg), à une cinquantaine de kilomètres de l’université de Stuttgart. Là même où cette construction biomimétique a été conçue. Car, en matière d’architecture bio-inspirée et assistée par ordinateur, cette université fait figure de référence. Elle invente aussi des matériaux innovants, et les robots pour les produire.
Mais, surtout, l’université de Stuttgart est célèbre pour les pavillons modèles qu’elle expose chaque année depuis dix ans. Des féeries. Fabriqués sur mesure, ils sont façonnés en réseaux d’alvéoles, tissés de farandoles de fils, percés d’étranges ouvertures « vivantes »… Les fruits d’une fantaisie débridée ? En réalité, ces édifices à l’esthétique futuriste sont issus de recherches parmi les plus pousséesau monde sur le biomimétisme en architecture, saluent les experts. Squelettes d’oursins, élytres de scarabées, toiles d’araignée, pommes de pin… autant de structures du vivant qui les ont inspirés.
« Utiliser moins de matériau en mettant plus de formes » : tel est le mantra du professeur Achim Menges, architecte et théoricien, un des pionniers du domaine. A l’université de Stuttgart, il a fondé en 2008 un institut consacré à cette approche, l’ICD (Institute for Computational Design and Construction), qu’il dirige. Ce centre s’adosse à l’ITKE (Institute of Building Structures and Structural Design), fondé dans cette même université au XIXe siècle. Main dans la main, ces deux instituts ont créé ces fameux pavillons.
Prendre les êtres vivants comme modèles ? Oui, car le vivant doit sans cesse s’adapter aux fluctuations de son environnement. Pour survivre, il doit innover
« L’analyse des structures naturelles nous pousse à sortir de nos modes de pensée figés. Elle déverrouille la pensée créative et favorise l’innovation », se réjouit Jan Knippers, professeur d’ingénierie, qui dirige l’ITKE à Stuttgart. Prendre les êtres vivants comme modèles ? Oui, car le vivant doit sans cesse s’adapter aux fluctuations de son environnement. Pour survivre, il doit innover.
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« Mais il le fait avec une grande parcimonie d’énergie, sans créer de nouvelles substances qu’il ne sait dégrader, comptant toujours un “acheteur pour ses déchets” », écrit Gilles Bœuf, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle, dans la préface du livre Biomimétisme & Architecture (Rue de l’échiquier, 230 pages, 26 euros). Ce livre est signé d’un autre pionnier du domaine : l’architecte britannique Michael Pawlyn, fondateur de l’agence Exploration Architecture Ltd.
« En appliquant le biomimétisme, nous tirons parti d’une mine d’idées issues de 3,8 milliards d’années de recherche et développement : cette source, ce sont les multiples espèces qui ont survécu à la sélection naturelle », écrit Michael Pawlyn. En architecture, cette approche entend répondre à un enjeu de développement durable. Il s’agit bien de « rechercher des solutions durables dans la nature, sans vouloir en répliquer les formes, mais en identifiant les règles qui les gouvernent », résume Natasha Heil, architecte, chercheuse en stratégie biomimétique pour l’architecture au CNRS (MAP-MAACC) à Paris.
Economie de matériaux, allègement des structures, ventilation passive, confort thermique, gestion optimisée de l’énergie… les enjeux sont multiples. Avec l’espoir qu’à terme ces bâtiments novateurs imitent le fonctionnement d’un écosystème. Ils rempliraient alors un maximum de services : purification de l’air, recyclage de l’eau et des déchets, limitation de l’érosion des sols, production de biomasse, stockage du carbone, optimisation énergétique… Un cercle vertueux, en somme, pour une empreinte positive de l’habitat et de quartiers entiers. Utopie ou légitime attente ? L’avenir le dira.
Les enjeux sont multiples. Avec l’espoir qu’à terme, ces bâtiments novateurs imitent le fonctionnement d’un écosystème
Revenons à BUGA, le nom donné à cet élégant pavillon de l’université de Stuttgart. D’avril à octobre, la ville d’Heilbronn accueillait un salon de jardinage et d’architecture urbaine très couru en Allemagne, le Bundesgartenschau (BUGA). Près de 2,5 millions de visiteurs s’y sont pressés, 376 concerts y ont été donnés. Au bord du Neckar, sa place était stratégique, entre le jardin botanique et un quartier d’immeubles flambant neufs. Entre nature et architecture : tout un symbole. « Ce pavillon nous montre l’architecture du futur, à la fois efficiente, économe, écologique et expressive », souligne Oliver Toellner, architecte-paysagiste.
L’édifice se révèle être un puzzle de pièces de bois polygonales (376 en tout). Toutes sont des polygones de cinq ou six côtés, parfois sept. Mais toutes diffèrent les unes des autres. Les arches du pavillon, ouvert sur ses côtés, reposent sur trois pieds. Pénétrons maintenant sous son toit doublement incurvé, qui culmine à 7 mètres de hauteur, pour 25 à 32 mètres de largeur. Chaque pièce de bois apparaît creusée de larges trous plus ou moins elliptiques, tous de formes différentes. Illuminés, ils donnent au bâtiment une grâce singulière, entre années pop et futurisme.
Cette démarche impose un étroit partenariat entre architectes, ingénieurs et biologistes
Approchons-nous maintenant jusqu’à toucher l’édifice. Chaque pièce du puzzle, découvre-t-on, est reliée à sa voisine par un jeu de joints en forme de doigts : un assemblage « à entures », disent les experts. « Pour concevoir les pièces de bois polygonales de ce pavillon et leurs joints en forme de doigts, nous avons observé les principes de la structure du squelette d’oursins plats », raconte Monika Göbel, architecte et chercheuse à l’université de Stuttgart.
Cette démarche impose un étroit partenariat entre architectes, ingénieurs et biologistes. Pour ce pavillon BUGA, le squelette de ces oursins, nommés « dollars des sables » (Clypeasteroida), a été décortiqué à l’université de Tübingen, en Allemagne. Sa structure intime a été révélée par microscopie électronique et par tomographie aux rayons X, une technique qui permet la reconstruction d’images « en coupe » d’un objet à trois dimensions. Verdict : il est formé d’un maillage de plaques calcaires polygonales. Pas une n’est identique à l’autre.
Ces plaques sont assemblées entre elles par des excroissances de calcite qui s’interpénètrent. Le tout confère à cessquelettes « une solidité et une résistance élevées », résume Tobias Grun, auteur de ces travaux, ainsi qu’une forte capacité portante. Dans un bâtiment classique, les charges sont réparties dans un réseau de colonnes et de poutres. Ici, les charges sont disséminées sur l’ensemble de la structure modulaire. C’est un exemple de « structure à forme active » : des structures tendues de type toiles, arches à double courbure – où la courbure et la précontrainte de l’édifice assurent sa stabilité.
« Dans la nature, les formes sont peu coûteuses à produire mais les matériaux le sont. Pour économiser les matériaux, nous devons “mettre plus de forme active” dans nos structures », explique Monika Göbel. Rappelez-vous : c’est le credo d’Achim Menges. « Dans les structures biologiques ou biomimétiques, il y a une unité entre la forme, la structure et le matériau. Si nous les trouvons belles, c’est parce que nous percevons cette unité », poursuit l’architecte.
Mais la bio-inspiration seule ne suffit pas. Pour innover, elle s’appuie sur un outil précieux : la conception assistée par ordinateur. « Notre chance tient à notre capacité de créer ces formes actives par codesign : nous explorons les nouvelles possibilités du design, de l’ingénierie et de la production par le biais d’un processus informatique itératif en boucles, au sein d’une équipe interdisciplinaire. »
Pour autant, une construction biomimétique n’est jamais la copie conforme de la biologie. Pour ce pavillon BUGA, certaines innovations doivent tout à l’imagination humaine. Ainsi, pour minimiser la consommation de bois et alléger encore la structure, chaque plaque est creuse : elle est formée de deux fines planches en sandwich qui enrobent un anneau de bois périphérique. De plus, chaque planche inférieure est creusée d’un large trou, pour permettre l’assemblage des plaques par des boulons.
Au total, il n’aura fallu que treize mois entre le début de la conception et l’assemblage de ce pavillon. Une tête de robot spécifique a été conçue pour l’encollage et le fraisage sur mesure de chaque plaque. « Cette préfabrication robotique offre une extrême précision [de 300 micromètres], de sorte que l’assemblage du pavillon a été très rapide », explique Jan Knippers. Dix jours ont suffi, sans recours à un vaste système d’échafaudage.
Comment adapter à la « vraie vie » ce pavillon de démonstration ? « Ces enveloppes de bois segmentées pourraient être utilisées de diverses manières, indique Achim Menges. La plus immédiate est d’ajouter des façades en verre aux ouvertures du pavillon, afin de créer un bâtiment entièrement clos. Seconde perspective : utiliser ces enveloppes très légères pour surélever des bâtiments existants. » L’université de Stuttgart développe deux projets pour rehausser des parkings, dans deux villes moyennes d’Allemagne. Le but : créer des espaces pour des activités sportives en salle.
Et le second pavillon de l’exposition BUGA ? C’est un dôme transparent, maillé d’un réseau de fils en fibres de verre et de carbone. Il évoque une curieuse toile d’araignée. En réalité, il s’inspire des élytres du scarabée, ces sortes d’ailes très dures qui protègent les véritables ailes de l’insecte. Des structures à la fois robustes et légères. Le microscope électronique a révélé l’alignement des fibres qui les composent, et guidé la conception informatique des fibres du pavillon : en verre, pour la forme ; et en carbone, pour la résistance. Des robots ont ensuite enroulé ces fibres selon un schéma précis – sans nécessiter de moule, et sans gaspillage de matériel.
« L’architecte du futur construira en imitant la nature, parce que c’est la méthode la plus rationnelle, la plus durable et la plus économique », notait Gaudi le visionnaire
Au final, le pavillon ne pèse que 7,6 kg par mètre carré, soit cinq fois moins qu’une structure conventionnelle en acier. Chaque module en fibres du pavillon (qui en compte 60) peut supporter une pression de 25 tonnes, soit le poids de 15 voitures. Revers de la médaille : les fibres de carbone ne sont guère écologiques – il faut des sociétés spécialisées pour les brûler ou les recycler. Pourrait-on les remplacer par des fibres naturelles ? Les équipes de Stuttgart étudient la question.
Ces recherches sont emblématiques d’une véritable démarche de conception biomimétique. Mais il faut l’admettre : une telle approche reste rare. Pourtant, les illustres pionniers n’ont pas manqué. « L’architecte du futur construira en imitant la nature, parce que c’est la méthode la plus rationnelle, la plus durable et la plus économique », notait un visionnaire, l’architecte espagnol Antoni Gaudi (1852-1926), père de la Sagrada Familia à Barcelone. Sa devise : « Copier le grand livre toujours ouvert de la nature. » Parmi ses célèbres prédécesseurs, Filippo Brunelleschi (1377-1446) s’inspira de la coquille d’œuf pour réaliser le dôme de la cathédrale de Florence. Quant à Léonard de Vinci (1452-1519), il aurait déclaré à ses élèves : « Va prendre tes leçons dans la nature, c’est là qu’est notre futur. »
Revenons au XXe siècle. Une personnalité méconnue mérite d’être mise en lumière : l’ingénieur français Robert Le Ricolais (1894-1977). Cet autodidacte a inventé le principe de « structure spatiale », comme les dômes géodésiques. Ce sont des treillis, légers et rigides, construits à partir d’un même module répété indéfiniment : un processus de construction fréquent dans la nature. Les radiolaires, organismes marins unicellulaires à squelette siliceux, ont inspiré Le Ricolais pour créer ces dômes aux structures autoportantes. Une vraie rupture avec le système datant de la Grèce antique, formé de travées portées et de colonnes porteuses !
Les dômes géodésiques sont des treillis, légers et rigides, construits à partir d’un même module répété indéfiniment : un processus de construction fréquent dans la nature
Richard Buckminster Fuller (1895-1983) fut lui aussi un ingénieur d’avant-garde. Il a conçu un célèbre dôme géodésique : le pavillon des Etats-Unis à l’Exposition universelle de 1967. Il est le père du concept de « tenségrité»,cette faculté d’un édifice à se stabiliser par un jeu des forces de tension et de compression bien réparties.
Autre pionnier d’exception : l’architecte et ingénieur allemand Frei Otto (1925-2015). Lui aussi a travaillé à l’université de Stuttgart ! Il est « l’architecte qui a certainement le plus contribué à l’étude des formes structurelles naturelles », estime le Centre européen d’excellence en biomimétisme de Senlis (Ceebios) dans son rapport « Habitat bio-inspiré » (2018). Frei Otto est célèbre pour avoir conçu le toit du stade de Munich, qui a accueilli les Jeux olympiques de 1972. Inspirée de la structure de la toile d’araignée, combinant force et légèreté, cette toiture met à profit la notion de surface minimale.
Ces illustres pionniers faisaient du biomimétisme sans le savoir. Le terme aurait été forgé dans les années 1950 par un autre Otto, l’universitaire américain Otto Schmitt (1913-1998). Ensuite, le concept a été développé par le biologiste allemand Werner Nachtigall. Et popularisé par la biologiste américaine Janine Benyus. En 1997, dans son livre Biomimicry : Innovation Inspired by Nature (Biomimétisme. Quand la nature inspire des innovations durables, Rue de l’échiquier, 2011), elle insiste sur l’enjeu de développement durable.
Depuis cinq ans, le nombre de publications dans ce domaine grimpe
Et aujourd’hui ? « Le biomimétisme est une science encore très jeune, il n’y a pas beaucoup de réalisations abouties », observe Xavier Marsault, du laboratoire MAP (CNRS-ministère de la culture), à Lyon, qui étudie les applications et recherches en informatique pour l’architecture.Mais depuis cinq ans, le nombre de publications dans ce domaine grimpe. « A mon sens, cette croissance va décoller d’ici deux ou trois ans. »
De fait, le cercle des architectes engagés dans une authentique démarche biomimétique est restreint. Pourtant ils peuvent, en théorie, s’appuyer sur les progrès accomplis dans deux domaines. « Aujourd’hui, nous sommes en mesure de revisiter les avancées en biologie avec d’énormes atouts : une connaissance scientifique qui ne cesse de s’étendre, et des outils numériques jusqu’à présent inimaginables », écrit Michael Pawlyn dans Biomimétisme et Architecture. De plus, notre sens de l’esthétique « s’est émancipé des conventions stylistiques ».
Cet architecte londonien a conçu un immeuble de bureaux selon cette démarche : « Les plantes et les ophiures [créatures marines proches des étoiles de mer] ont influencé l’élaboration de solutions d’éclairage naturel. Les crânes d’oiseaux, les os de seiche, les oursins et des nénuphars géants d’Amazonie ont inspiré la structure. Les termites, les plumes de pingouin et la fourrure d’ours polaire ont été étudiés pour mettre au point le système de régulation thermique », écrit-il dans son livre. Mais cet immeuble, qui devait voir le jour en Suisse, à Zurich, reste à ce jour virtuel.
Quid des réalisations effectives ? Elles se comptent sur les doigts des mains. Les grandes références internationales sont les deux immeubles de bureaux de l’architecte zimbabwéen Mick Pearce : l’Eastgate, édifié en 1996 à Harare, et le CH2, construit en 2005 à Melbourne. Leur ventilation naturelle ascendante, combinée à une ventilation traversante nocturne, est en partie inspirée des termitières.
Plus nombreux sont les projets concernant l’enveloppe ou la façade des bâtiments. Par exemple, ce projet français de façade « brise-soleil » de l’agence Art & Build, à Paris. Soit une façade qui réagit comme un organisme vivant, donc sans moteur, de manière autonome, grâce à ses seules propriétés physiques. « La bio-inspiration est venue en deux temps, explique Steven Ware, le directeur de l’agence. Nous nous sommes d’abord intéressés aux cellules des stomates, ces orifices présents dans l’épiderme des végétaux. » Ces cellules ont des parois d’épaisseur inégale. Grâce à quoi, elles s’ouvrent quand l’atmosphère s’humidifie. Et la feuille respire. Pour leur système de protection solaire, les ingénieurs ont eu recours à deux lames d’alliages différents, souples, soudées l’une à l’autre par laminage à froid. Le coefficient de dilatation des deux métaux diffère : du coup, ce « bilame » se déforme avec les variations de température. Il contrôle ainsi le passage de lumière passivement.
L’agence Art & Build, à Paris, a développé un projet de façade qui réagit comme un organisme vivant, donc sans moteur, de manière autonome
Dans un second temps, l’équipe s’est inspirée des mouvements de certaines plantes, en réponse à la variation de lumière ou de température. « La façon dont les feuilles de l’Oxalis triangularis s’ouvrent et se referment a inspiré la forme de nos protections solaires. » Après un prototypage, ce projet entre en phase d’essais en laboratoire. Première réalisation prévue : la façade du nouveau siège du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), à Lyon.
Revenons aux bâtiments qui revendiquent une forme bio-inspirée. Sont-ils vraiment issus d’une conception bio-inspirée ? Ou s’agit-il de « verdir » leur image ? Quid, par exemple, du toit de la gare de Waterloo, à Londres, bâti en 1990 « sur le modèle des écailles du pangolin », selon ses concepteurs ? Ou du stade national de Pékin, censé reproduire un nid d’oiseau, pour les Jeux olympiques de 2008 ? Même les hommes de l’art s’y perdent.
Et ce secteur du centre de recherche et développement Skolkovo, la Silicon Valley russe, près de Moscou, qui se veut inspiré du système de régulation thermique des manchots empereurs ? Destiné à accueillir des familles de chercheurs, il compte une centaine de villas regroupées par dizaines. Livré en 2017, il a été conçu par l’agence française Bechu & Associés. Son agencement « permet d’économiser 5 °C de température. En se serrant les uns contre les autres en groupes très denses et en ne présentant que le haut de leur dos au vent froid, les manchots limitent les pertes de chaleur », indique l’agence.
Le biomimétisme, au vrai, se prête à l’écoblanchiment (ou greenwashing, « verdissage »). « La référence à la nature sert très souvent d’alibi pseudoscientifique pour justifier des choix conceptuels architecturaux », regrette Jan Knippers, à la tête de l’ITKE, à Stuttgart. « Un greenwashing qui se contente de métaphores », déplore l’architecte Nicolas Vernoux-Thélot, de l’agence In Situ Architecture. Clémence Bechu, de l’agence Bechu, est moins sévère. « Si greenwashing il y a, pourquoi pas ? Cela peut participer à une prise de conscience globale. »
Les freins actuels ? « Cette approche n’est guère mise en pratique pour trois raisons, analyse Natasha Heil, l’architecte et chercheuse au CNRS.. Les collaborations avec les biologistes restent difficiles. La prise en compte des connaissances biologiques dans la conception des bâtiments est chronophage. Et les contraintes propres au monde de la construction sont nombreuses. » D’où ce projet en cours porté par l’équipe du laboratoire MAP-MAACC (CNRS) à Paris : les chercheurs développent une plate-forme numérique visant à favoriser les collaborations interdisciplinaires. « Nous voulons en faire un outil pratique pour que les architectes s’en emparent ! »
Pour favoriser l’essor du biomimétisme en France, le Ceebios a été créé en 2014. Estelle Cruz, architecte-ingénieure chargée de mission habitat bio-inspiré au sein de ce réseau, mène une thèse sur les enveloppes et façades bio-inspirées (avec le Muséum national d’histoire naturelle, le Ceebios et le cimentier Vicat). « Nous cherchons à classifier les enveloppes biologiques existantes », dit-elle, pour faciliter l’accès aux données permettant la conception des enveloppes adaptatives.
Autre initiative : le 22 octobre, à l’occasion du salon Biomim’expo, à Paris, un collectif d’une dizaine d’acteurs a été créé, le Biomim’City Lab (il réunit le Ceebios, des agences d’architectes, l’industriel Renault, le constructeur Eiffage, le groupe immobilier Icade). Ses objectifs : « Mutualiser les compétences et développer les bonnes pratiques autour du biomimétisme », résume Estelle Cruz.
D’autres projets se développent. « En France, en Suisse, en Allemagne, plusieurs équipes s’efforcent de construire de grands catalogues de solutions du vivant, en réponse à un problème donné », souligne Xavier Marsault. Ecorces ou écailles végétales, toiles d’araignée, cuticules, peau, écailles, poils, plumes et autres téguments d’insectes, de poissons, de lézards… Comment piocher dans cet incroyable vivier pour mieux réguler la température, capter la lumière, alléger la structure, économiser les matériaux, recycler les déchets de nos bâtiments ?
Deux approches sont possibles. Partir d’un problème à résoudre et chercher des solutions dans la nature : « Ce n’est pas le plus facile », note Xavier Marsault. Ou bien partir d’une fonction biologique bien caractérisée et étudier comment la transposer aux technologies de l’habitat : « Une approche assez utilisée pour les façades. »
« Il existe une multitude de défis architecturaux auxquels la nature ne peut répondre », reconnaît Jan Knippers
La nature aurait-elle réponse à tout ? Il serait naïf de le croire. « Il existe une multitude de défis architecturaux auxquels la nature ne peut répondre », reconnaît Jan Knippers. Comme il serait simpliste de penser que la nature fournit toujours des réponses optimales. Certes, elles ont été éprouvées par des dizaines ou centaines de milliers d’années d’évolution. Mais, pour le biologiste François Jacob (1920-2013), l’évolution reste un « bricolage » ! « La métaphore renvoie à une vision darwinienne de l’évolution. Donc gouvernée par le hasard », relève Teva Vernoux, biologiste au CNRS-ENS de Lyon.
Reste l’enjeu de développement durable. « Depuis quelques années, la prise de conscience de l’accélération du changement climatique rebat les cartes. Le biomimétisme me semble ouvrir une nouvelle voie », estime Nicolas Vernoux-Thélot. Mais il faut nuancer. Certes, les critères d’évolution biologique sont très similaires à ceux d’une architecture durable. « Pour autant, il importe d’évaluer au cas par cas si une structure dite “biomimétique” répond vraiment aux enjeux d’un développement durable », juge Jan Knippers.
L’architecture, n’est-ce pas aussi du rêve ? Un rêve qui doit être solidement ancré, certes, si l’on veut que l’édifice tienne. « Je suis un rêveur pragmatique », confie Jacques Rougerie, architecte-océanographe, fondateur de l’agence du même nom, abritée sur une péniche à Paris. Lui aussi a beaucoup fait rêver, et continue de faire rêver.
« Un architecte raconte souvent une histoire à travers la symbolique », relève l’architecte-océanographe Jacques Rougerie
« Un architecte raconte souvent une histoire à travers la symbolique », relève ce spécialiste de l’habitat sous-marin, féru d’exploration et de colonisation des océans. Méduses, poissons coffres, raies, araignées de mer, crabes ou crevettes : la grâce hypnotique de leurs ballets aquatiques a aussi inspiré le design de ses robots sous-marins, la forme de ses musées de la mer – Océanopolis à Brest (Finistère), Nausicaa à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais)…
« Avec la bio-inspiration, on est parfois dans l’évocation ou la narration, l’esthétique ou la symbolique », reconnaît Jacques Rougerie. C’est typiquement du biomorphisme. « D’autres fois, on est plus dans l’aspect technologique. » L’architecte vient de remporter le projet de la Cité mondiale du parc des Académies à Qingdao, dans l’est de la Chine. Ici, la symbolique des racines et une tour végétale seront combinées à des technologies de pointe, comme une couverture en peau solaire (des panneaux photovoltaïques).
Jacques Rougerie a aussi créé une fondation à son nom à l’Institut de France. Depuis 2011, elle attribue chaque année trois prix à de jeunes architectes, designers, ingénieurs ou urbanistes. Leurs projets, « novateurs, audacieux et disruptifs », doivent répondre aux enjeux environnementaux dans trois domaines : la mer, l’espace ou la problématique de la montée des océans.
Jacques Rougerie le croit: « Le biomimétisme va mener à d’autres chemins de création. »
Olivier Bocquet, de l’agence Tangram Architectes, à Marseille, a été l’un des lauréats 2017 de cette fondation. Son projet primé : un récif habité écovertueux, conçu pour répondre à la fragilisation de l’écologie marine des îles du Frioul, au large de Marseille. Ce récif, intitulé Biolum Reef, « est inspiré de la circulation de l’eau dans les éponges et de la distribution des épines sur la coquille des oursins », indique-t-il. Il devait être imprimé à partir de déchets plastiques et favoriser l’essaimage de la biodiversité marine.
Le projet n’a pas abouti. Mais il a débouché sur un autre projet, un colonisateur artificiel qui sera imprimé en béton 3D. Inspiré de la structure vasculaire d’une éponge marine, il sera immergé au printemps prochain au large de Toulon, par 2 400 mètres de fond, pour favoriser la biodiversité.
« Le biomimétisme va mener à d’autres chemins de création », assure Jacques Rougerie. A terme, c’est tout le processus de conception des bâtiments qui pourrait être revu. Fini le processus de conception linéaire, où l’on imagine d’abord le design, avant de réfléchir aux matériaux et modes de construction – d’où un gaspillage de ressources ? Le défi sera de concevoir ensemble la structure, les matériaux et les modes de construction. Et d’utiliser un processus itératif, en boucle, pour tendre vers un système optimal. Et vers un système en boucle fermée recyclant les déchets. Dans l’idéal.
Florence Rosier Stuttgart (Allemagne), envoyée spéciale